Lyrics Nora Hamadi avec Eros Sana & Alexandre-Réza Kokabi – Photo Jean Michel Sicot & NnoMan

Triste anniversaire que celui-ci : 10 ans déjà que Zyed Benna et Bouna Traoré sont décédés, pensant se mettre à l’abri du danger dans un site EDF de Clichy-sous-Bois pour échapper à un contrôle de police. Le lundi 18 mai 2015, le tribunal de Rennes (à plus de 200 km de leur quartier) a rendu son verdict en relaxant définitivement les deux policiers poursuivis pour non-assistance à personne en danger. Il n’y aura donc aucune condamnation. Leur mort tragique avait été à l’origine, à l’automne 2005, dans les banlieues de tout le pays, de trois semaines « d’émeutes », comme disaient les médias et les politiques, de « révoltes », préféraient les militants des quartiers populaires, et de la déclaration de l’état d’urgence. Et puis ?

Tous se souviennent du 27 octobre 2005. Où ils étaient, ce qu’ils faisaient. Comme une blessure gravée, comme un moment terrifiant qui allait écrire une page de l’Histoire et de leur histoire.

 

Samir Mihi, président de l’association ADM, porte-parole des familles de Zyed et Bouna

« J’ai 19 ans. Je suis étudiante à Sciences-Po Paris, et comme ce sont les vacances de la Toussaint, je travaille comme souvent dans un des centres de loisirs de Clichy-sous-Bois. A 18h, coupure d’électricité générale, dans toute la ville. Elle dure longtemps. Très longtemps. Trop longtemps. Ce n’est pas normal. Très vite, la rumeur court, les infos tournent. Je reviens dans mon quartier, je rejoins ma famille et c’est là que j’apprends ce qui s’est passé… Depuis ce jour-là, ce 27 octobre 2005, ma vie n’a plus jamais été la même » Mariam Cissé, élue de Clichy- sous-Bois et cousine de Bouna, se souvient précisément.

Zyed Benna et Bouna Traoré ont respectivement 17 et 15 ans. Ce sont deux enfants qui jouent, sur un chantier, non loin de leur quartier en ce jour de Ramadan. Un voisin appelle la police pour dénoncer ces garçons qui n’ont commis aucun délit, aucune faute. Personne ne se doute encore qu’une tragédie s’annonce. La traque débute. Cinq véhicules de police et quatorze policiers se lancent à la poursuite des adolescents. Les jeunes gens s’enfuient.

Après un terrain traversé à la hâte, un mur. Les adolescents ne voient pas les messages de danger de mort. Ils se réfugient dans ce transformateur EDF. Arc électrique.

Des milliers de volts. Zyed et Bouna meurent sur le coup. Au même moment, l’un des policiers crache ces quelques mots dans la radio à sa collègue restée au commissariat : «En même temps s’ils rentrent sur le site EDF, je ne donne pas cher de leurs peaux »… Inhumanité.

 

Mariam Cissé, adjointe au Maire de Clichy-sous-Bois

« Depuis plusieurs jours, la situation à Clichy-Montfermeil était tendue. Ça se sent ces choses-là », nous confie Christophe, 21 ans à l’époque. « Deux jours avant, Nicolas Sarkozy paradait sur la dalle d’Argenteuil et disait qu’il allait se débarrasser de la racaille. Il faut arrêter de croire qu’en banlieue, on ne suit pas la politique.On sait tout ce qui se dit, tout ce qui s’écrit. Les gens sont beaucoup plus conscients et politisés qu’on ne le croit. Et ces mots-là, ça ne passe pas. Il suffisait d’une étincelle. Ce fut la mort de Zyed et Bouna ».

Le soir même, des échauffourées éclatent entre jeunes habitants du quartier et forces de l’ordre, venues en nombre. « Plutôt que de faire venir des médiateurs, de tenter d’apaiser les choses, les politiques n’ont rien compris. Ils ont eu, comme d’habitude, une vision sécuritaire et ont envoyé des cars de CRS. Des CRS, quel symbole ! » ajoute Christophe, qui a vécu ces événements au plus près. Les politiques s’emparent très vite du dossier, et comme souvent, alimentent des représentations désastreuses sur les jeunes de quartiers populaires, comme pour mieux attiser la colère. Dominique de Villepin, alors Premier ministre, avance, dès le lendemain de la mort des enfants : « Il s’agit, selon les indications qui m’ont été données, de cambrioleurs qui étaient à l’oeuvre ». Peu d’empathie. Point de compassion. La mort de deux adolescents n’émeut pas les dirigeants de la République. «Deux enfants sont morts, poursuivis par des policiers. Au lieu de dire à la télévision que nous sommes en deuil national, que nous devons nous recueillir, les dirigeants politiques de l’époque, au premier rang desquels se trouvait Nicolas Sarkozy, exploitent ces morts contre les gens des quartiers populaires » s’émeut avec force Bakary Sakho, militant associatif dans le 18ème arrondissement de Paris.

 

 

Samir Elyes, porte-parole du MIB

Trois semaines durant, cette « racaille » fait peur à la France. Des centaines de cités s’embrasent, dans le sillon de Clichy-sous-Bois et Montfermeil. Les médias étrangers s’affolent, la machine à blâmer s’emballe. Bilan après trois semaines de révoltes : près de 10 000 véhicules incendiés entre le 27 octobre et le 17 novembre 2005, plus de 230 bâtiments publics dégradés ou brûlés. En outre, près de 3 000 personnes ont été interpellées, pour plus d’un tiers des mineurs, tandis que plus de 200 membres des forces de l’ordre ont, selon le ministère de l’Intérieur, été blessés. Médias, politiques… On cherche à expliquer cette violence, inédite sur le territoire français et qui, pour les représentants du pouvoir, reste sans but et sans message.

« C’était un soulèvement populaire, comme Mai 68. Moi, je l’ai vu comme ça, affirme Christophe, et je pensais que les politiques allaient comprendre et s’en saisir. Au lieu de ça, on avait des flics qui disaient « C’est nous, contre vous », comme si on était dans une vulgaire guerre de bandes ! ». Claude Dilain, maire PS de Clichy, décédé au printemps dernier, s’émeut du déséquilibre de la situation : « La seule façon d’arrêter cette colère, c’est qu’une enquête la plus parfaite et la plus rapide possible nous dise exactement et sans vouloir protéger qui que ce soit, dans quelles circonstances ces enfants se sont électrocutés et situe les responsabilités des uns et des autres ». 10 ans plus tard, c’est un voeu pieu.

Cette absence de considération s’est fait sentir tout au long du traitement médiatique et judiciaire de l’affaire. Ainsi Samir Mihi, éducateur à Clichy-sous-Bois, président de l’Association « Au delà des Mots » et porte-parole des familles, rappelle avec amertume comment Zyed, Bouna et leurs parents ont été présentés lors du procès en appel qui s’est tenu à Rennes au printemps dernier et qui a conclu à un non-lieu pour les deux policiers mis en cause. « Pour nous le procès, c’est comme si la justice avait dit qu’il ne s’était rien passé finalement. Un non-lieu, ça veut dire « circulez y a rien à voir ». Aux yeux de la justice, la vie d’un gamin de banlieue vaut moins qu’ailleurs. Pour le tribunal, pour les juges, les enfants n’avaient pas à courir, pas à se cacher. Limite, ils faisaient encore des reproches aux familles : si on en était là aujourd’hui, c’est avant tout parce qu’elles avaient mal éduqué leurs enfants ». 10 ans après les faits, dans un nouvel assaut électoraliste, Marion Maréchal-Le Pen, députée FN du Vaucluse, persiste : « Ce verdict prouve que la racaille avait bien mis la banlieue à feu et à sang par plaisir et non à cause d’une bavure policière ».

Délinquance, polygamie, violence inhérente à la culture d’origine, trafic de drogue… Les stéréotypes à l’endroit des quartiers populaires ne manquent pas. Si ces problèmes existent, ils demeurent secondaires face au premier défi de ces territoires : l’inclusion par la formation et par l’emploi. Si le taux de chômage culmine déjà à 11% de la population active en France métropolitaine, il frise les 20% dans les quartiers, avec des pics à près de 50% pour les jeunes de moins de 25 ans.

Karima Delli, eurodéputée

Face à ce constat, les milliards d’euros versés par les dispositifs de rénovation urbaine ne suffiront pas. Mariam Cissé, désormais élue locale à Clichy-sous-Bois, le constate quotidiennement : « Ce n’est pas pire qu’avant. Des choses ont changé sur la forme, mais les problèmes persistent. On peut toujours faire des projets à 750 millions d’euros, si les gens ne trouvent pas de boulot, rien ne change vraiment ». Samir Mihi insiste : « Si on ne règle pas le chômage et les discriminations, on n’y arrivera pas. Si tu remets les gens dans des logements neufs avec les mêmes problèmes, et bien ils vont pisser dans des cages d’escalier neuves plutôt que dans des vieilles cages d’escalier, c’est tout ».

Au chômage s’ajoute l’enclavement persistant des quartiers populaires. Ces territoires et leurs habitants sont frappés d’inégalités territoriales aussi dans l’accès aux transports, un des leviers de l’accès à l’emploi. Karima Delli, députée européenne qui siège à la Commission transports du Parlement européen, lutte contre ces inégalités. « Il y a un fait incontestable : les habitants des quartiers populaires, qu’ils soient en zone rurale ou en cité, sont tous plus ou moins assignés à résidence. On compte près de 8 millions de « précaires de la mobilité» en France ! La meilleure preuve, c’est Clichy-Montfermeil, qui n’a toujours pas ce fameux Tram T4 pour gagner Paris plus rapidement… par la faute des trois villes riches voisines qui refusent de voir les «hordes» de Noirs et d’Arabes traverser leur territoire! Il faut toujours plus de temps pour aller du Bois du Temple, quartier de Clichy, jusqu’au bout de Paris que pour aller de Gare du Nord à Bruxelles en Belgique ! C’est dingue ».

À l’absence d’action concrète des autorités, s’ajoute la question de l’engagement et de la représentation des classes populaires.« Nos quartiers ne sont pas des déserts politiques», clame avec force Samir Elyes, militant associatif à Dammarie-les-Lys et au MIB, Mouvement Immigration Banlieues. À 42 ans passés, il s’est engagé dans le militantisme en 1997 après le meurtre d’Abdelkader Bouziane, à Fontainebleau. Depuis, il oeuvre au rétablissement de la vérité sur ces crimes trop souvent impunis. « La chose la plus difficile c’était de soutenir la famille, de mener une contre-enquête pour établir la vérité. Dans les quartiers, sur le terrain, on a appris ce qu’est le partage, j’ai appris ce qu’était ouvrir son coeur, aimer les gens des quartiers, défendre les gens de quartier ».

Les actions collectives de militants historiques ont pu ici et là contribuer aux mouvements nés de 2005. La défiance des habitants des quartiers populaires à l’endroit des partis politiques a conduit à la multiplication de listes citoyennes lors des élections. Motivé-e-s à  Toulouse, Émergence en Île-de-France, certaines ont obtenu des scores importants, faisant vaciller les partis de gouvernement.

Mais aucune de ces initiatives n’a permis de rétablir le déficit de représentativité dont souffrent les habitants des quartiers populaires. « À un moment, pour faire avancer les choses, les militants associatifs doivent passer la barrière, s’engager, selon Mariam Cissé. Mais pour cela, il faut aussi que les partis politiques, les syndicats, les médias, les organisations, au sens large leur fassent de la place ».

Et donc ? Passer la main ? « Le renouvellement associatif est aussi important que le renouvellement en politique. Bien

sûr qu’en 10 ans, il y a de l’usure, rétorque Samir Mihi. Mais on a réussi à mobiliser les gens, notamment pour les élections. Mais regardez l’engouement pour François Hollande… Il a laissé place à de la déception. En 2017, il faut s’attendre à des taux d’abstention record dans nos quartiers »

Alors, en attendant le Grand Soir des quartiers populaires, chacun s’affaire, et tente, à son niveau, d’ouvrir son horizon pour échapper à l’assignation à résidence. « Ce qui manque aux gamins de cité, c’est le réseau, le capital social, la culture, les musées, l’éducation en somme, affirme Christophe. J’ai peur pour les plus petits aujourd’hui. J’ai un fils de 9 ans. Hors de question qu’il vive ici. Il est à Paris, avec sa mère. Il a accès à beaucoup plus de choses que moi même, gamin. Pour s’en sortir, il faut savoir, et pouvoir, partir » Poète, il ajoute : « Il faut un nouvel élan, en politique notamment. Il faut que les gens se rendent compte que la banlieue est un vivier de talents! Mais ces gamins sont comme des pierres brutes, si on ne les taille pas, ils ne pourront jamais se transformer en saphirs ». Les saphirs attendront… Encore.