Lyrics : Alexandre-Reza Kokabi pour Reporterre – Photos et Portflio 1 – Porfolio 2 :

Nous publions, en accord avec la rédaction de Reporterre, ce reportage d’Alexandre-Reza Kokabi, journaliste chez Reporterre. L’article original est à retrouver ici.

Samedi 18 juillet, à Beaumont-sur-Oise, la génération Adama et la génération climat ont marché main dans la main pour exiger vérité et justice pour Adama. Derrière le mot d’ordre commun « On veut respirer », les militants des deux mouvements se sont engagés à lutter pour une écologie populaire et antiraciste.

Persan et Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise), reportage

« Génération climat, Gilets jaunes… Le combat n’appartient plus à la famille Traoré, il appartient à tous ceux qui veulent construire une société plus juste », s’est écriée Assa Traoré, un poing levé vers le ciel. Samedi 18 juillet, plusieurs milliers de personnes, réunies à l’appel du comité La vérité pour Adama, ont marché entre Persan et Beaumont-sur-Oise, dans le Val-d’Oise. Pour la quatrième année consécutive, le cortège est passé , le 19 juillet 2016, suite à son interpellation par trois gendarmes. Retrouvez le récit photographique de Reporterre :

« Il y a quatre ans, jamais je n’aurais imaginé que serions encore là aujourd’hui, à nous battre pour obtenir la justice et la vérité dans la mort de mon frère », a déclaré Assa Traoré, sur le parvis de la mairie de Persan, devant un parterre de journalistes. « Depuis quatre ans, je pleure nuit et jour, a dit Tata Traoré, la mère d’Adama Traoré. Je veux que justice soit rendue pour mon fils avant que je meure à mon tour. » La soeur jumelle d’Adama Traoré, Hawa Traoré, s’est elle aussi exprimée : « Tous les ans, ça me fait un choc de fêter mon anniversaire seule. Nous demandons que la vérité soit faite, pour que nos coeurs soient apaisés ».

« Nous n’avons plus confiance en la justice française, a poursuivi Assa Traoré, devenue la figure du mouvement français contre les violences policières. Nous sommes toujours en pleine guerre d’expertise, tout a été fait pour classer cette affaire. Mais nous savons qu’Adama est mort sous le poids de ces trois gendarmes. » Les trois gendarmes impliqués dans la mort de son frère sont aujourd’hui placés sous le statut de témoin assisté dans le cadre d’une information judiciaire pour non-assistance à personne en danger. « Nous demandons que les juges d’instruction soient récusés, qu’un procès public ait lieu et que les faits soient requalifiés en homicide volontaire », a-t-elle réclamé, précisant que, dans le cas contraire, un nouveau « grand rassemblement » serait organisé en septembre.

Dans la foule, de nombreux manifestants portaient des t-shirts en hommage à des victimes violences policières. « Chaque année, la liste s’allonge, et nous voyons de nouveaux noms fleurir sur de nouveaux maillots », a déploré un ami d’Adama Traoré. Les familles de Lamine Dieng, Sabri, Gaye Camara, Cédric Chouviat ou encore d’Ibrahima Bah, morts après avoir rencontré les forces de l’ordre, ont défilé en tête de cortège et ont pris la parole.

« Mon fils me manque, depuis sa mort je suis plongé dans un endroit sombre », a dit Khalid Chouhbi, le père de Sabri, un Argenteuillais de 18 ans, mort dans la nuit du 16 au 17 mai 2020 en percutant un poteau électrique, alors qu’une patrouille de la Bac était présente sur les lieux. « Il a croisé la police en moto cross et clac (sic) raconte son oncle, des trémolos dans la voix. On a retrouvé les carénages de sa moto sur le poteau, avec des lambeaux de chair. Notre famille a besoin que la lumière soit faite pour se reconstruire. »

Après un temps de recueillement, le cortège s’est élancé au niveau de la gendarmerie de Persan, où la mort d’Adama Traoré a été déclaré moins de deux heures après sa course-poursuite avec les gendarmes. Dans le cortège, majoritairement masqué pour prévenir toute propagation du Covid-19, différents profils de manifestants se côtoyaient : des jeunes, des moins jeunes, des habitants des quartiers populaires, des Gilets jaunes, des Gilets noirs – mouvement d’exilés en lutte pour des papiers et des logements pour toutes et tous -, des élus de gauche, comme Mathilde Panot (LFI) ou Esther Benbasse (EELV), des militants écologistes…

« Cette marche est un trait d’union nécessaire entre toutes les luttes qui visent à balayer les inégalités raciales, sociales et environnementales », s’est réjouie Priscilla Ludosky, l’une des initiatrices du mouvement des Gilets jaunes et co-autrice de Ensemble, nous demandons justice – Pour en finir avec les violences environnementales (éd. Massot, 2020). Rencontrée par Reporterre à l’avant du défilé, elle a estimé que « ce qui nous unit, c’est le même ennemi : un Etat coupable d’aggraver ces inégalités et d’accélérer le changement climatique ».

Une cinquantaine de membres du mouvement écologiste Alternatiba, coorganisatrice de la marche, sont venus en car de Paris. Ils ont défilé avec une banderole « Génération Adama, génération climat : On veut respirer »« Ce que le mouvement climat fait là ? J’avoue ne pas voir de lien évident entre les violences policières et l’écologie, mais leur solidarité est la bienvenue ! », s’est réjouie Houda, 23 ans, habitante de Saint-Denis. « Plus on est, mieux c’est ! a renchéri Yacouba, livreur pour une plateforme en ligne, qui se définit comme proche d’une famille de victime de violences policières. Quand on parle de l’écologie, on voit souvent des blancs de centres-villes, qui subissent moins de violences… Après,on sait que le changement climatique nous concerne tous, c’est juste qu’on est concentrés sur des problèmes plus immédiats, par nos ascenseurs bloqués. Et finalement, c’est vrai que l’écologie concerne aussi notre quotidien : on a peu de parcs, nous vivons dans un environnement plus dégradé. »

Le message n’est pas compris par tout le monde « parfois au sein même du mouvement climat », a dit l’activiste Gabriel Mazzolini. Les militants d’Alternatiba ont affirmé avoir reçu, les jours précédant la marche, une vague de messages d’incompréhension – voire d’insultes – pour avoir manifesté leur soutien au comité La vérité pour Adama. « Le sujet est clivant, mais c’est tant mieux : ça nous permet de clarifier notre vision de l’écologie », a estimé Teïssir Ghrab, militante d’Alternatiba, qui se considère « à la fois de la génération climat et de la génération Adama, celles qui font trembler le monde, car elles appellent des changements profonds ». Elle et ses camarades étaient nombreux lors des précédents rassemblements contre les violences policières et le racisme.

« L’écologie doit être sociale, populaire, solidaire, a-t-elle expliqué. Personne ne doit rester sur la touche, tout le monde doit pouvoir respirer. Nous voulons un changement radical de système, excluant toutes formes de violences et d’injustice. Ce changement ne doit pas laisser les quartiers populaires de côté, d’autant que ce sont les premiers concernés par la pollution de l’air – par leur proximité avec les grands axes routiers – et les premières victimes du changement climatique en France. »

Dans les rues de Persan et de Beaumont-sur-Oise, la chaleur était parfois écrasante. Quand le cortège a traversé l’Oise, la rivière qui sépare les deux villes, des filets d’air frais ont affleuré. Peu après le pont, affublé d’un t-shirt orange, Youcef Brakni, membre du comité La vérité pour Adama, est venu marcher avec des militants d’Alternatiba. Il voit d’un très bon oeil les ponts qui se nouent entre les mouvements antiracistes et écologistes.

« Nous n’avons pas oublié qu’en mars 2019, à l’occasion de la « Marche du siècle » pour le climat, Alternatiba avait laissé Assa Traoré prendre la parole devant les manifestants, place de la République, a-t-il rappelé. C’était un moment important, parce qu’on a pu parler à un public qui était au courant des problèmes de fin du monde, mais pas forcément des problèmes de tous les jours, de ceux que l’on subit quand on vit dans un quartier populaire, étouffé par les inégalités et par des plaquages ventraux. L’écologie, ce n’est pas qu’un truc qui concerne les blancs des centres-villes. C’est nous qui vivons collés aux bretelles d’autoroute. Nous demandons une écologie populaire et antiraciste. »

A l’arrière du cortège, Malcom Ferdinand, docteur en philosophie à l’université de Paris-Diderot et auteur d’Une écologie décoloniale (éd. Seuil, 2019), s’est dit « très satisfait que des voix, historiquement mises de côté au sein du champ de l’écologie, se libèrent »« On s’était habitués à ce que les gens qui avaient la légitimité à parler d’écologie ne nous ressemblent pas », a-t-il regretté.

« L’écologie pose la question « comment veut-on habiter ensemble sur Terre ? Or, si l’on se concentrait uniquement sur des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre, nous pourrions obtenir un monde absolument détestable. Si on ne lutte pas dès aujourd’hui pour garantir la justice et la dignité aux personnes non blanches, la société de demain demeurera raciste. Mais quand l’écologie se tourne vers les quartiers populaires, en revanche, le projet de société qu’elle porte s’enrichit. »

À ses côtés, Renda Belmallem, chercheuse à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), a estimé que « cette marche est le début de quelque chose de grand, un moment dans l’histoire de l’écologie où elle prend un virage de politisation » : « Des mouvements comme Alternatiba cherchaient à rassembler et sont parvenus à conscientiser une grande partie de la population, il est temps maintenant de poser les jalons d’une écologie antiraciste et inclusive ».

Karim, Gilet jaune « de la première heure », n’est pas passé inaperçu avec ses bandes réfléchissantes qui scintillaient au soleil. Il est venu battre le pavé pour « donner de la force aux victimes de violences policières, que les Gilets jaunes ont aussi subies », et pour « se dresser contre une politique autoritaire et néolibérale, qui broie toute revendication sociale et écologique par la répression ».

Ce formateur dans l’informatique, âgé de 44 ans, propose « d’entrer dans une phase de désobéissance civile : que tout le monde reste chez soi, en même temps. » « C’est nous qui produisons les richesses, qui travaillons à maintenir le train de vie d’un pouvoir oligarchique, poursuit-il. Cessons de consentir, d’entretenir la machine, et nous la ferons tomber. »

En fin de journée, dans la fumée des fumigènes, les manifestants sont parvenus dans le quartier de Boyenval, où a grandi Adama Traoré. Plus de 2.000 personnes sont entrées dans le complexe sportif de la plaine des Grands jeux, où un festival était organisé. Au stand d’Alternatiba, installé sur un terrain de football, les activistes avaient concocté des salades avec des légumes glanés dans des marchés.

Fatima Ouassak, à quelques pas de la tonnelle, a beaucoup oeuvré pour tisser des liens entre le mouvement écologiste et le mouvement antiraciste. « Ces liens n’ont rien de superficiel », précise la politologue et fondatrice du Front de mères, un réseau chargé de donner une résonance nationale aux combats que mènent les collectifs de parents au niveau local. « Si nous voulons que nos enfants puissent vivre dans un monde où ils ne craignent pas de mourir à cause d’un air pollué, ou écrasés sous le poids de trois gendarmes, nous devons lutter conjointement pour gratter du terrain face au système capitaliste qui nous étouffe. » À ses yeux, « il reste encore du travail à faire pour que le mouvement climat ne soit plus autant situé sociologiquement, pour qu’on se reconnaisse en lui, mais symboliquement c’est déjà bien d’être ensemble ».

Cette journée de commémoration s’est terminée par un moment festif, un concert animé par le rappeur Youssoupha, soutien de longue date de la famille Traoré. La chanteuse Mallory a interprété , dédié à Assa Traoré et Jok’Air a chanté  : « La voix sort du ghetto et elle résonne dans les halls (…) Maintenant j’veux vivre, plus survivre ». Hatik, Abd Al Malik, Lino, Cut Killer, Sadek, Section Pull Up ou encore Végédream ont fait danser la foule. « Dans la lutte, ce sont aussi ces moments de joie qui nous permettent de tenir dans la durée », a glissé Assa Traoré à Reporterre.

Entre deux chansons, les militants écologistes ont été invités à monter sur scène. « On veut respirer ! C’est notre cri de désespoir dans les quartiers, comme partout, a clamé Gabriel Mazzolini. Nous ne voulons pas de cette écologie des puissants, celle qui consiste à bâtir des écoquartiers qui chassent les habitants des quartiers populaires. Nous voulons une écologie de l’entraide, de reconquête de nos vies, de notre avenir. Ouvrons les yeux, affirmons que l’égalité n’est pas une option, c’est une condition nécessaire à notre réussite. »

Samedi, devant les nombreux portraits d’Adama Traoré déployés à Beaumont-sur-Oise, se tissait une convergence des espoirs.