« Centres sociaux, maisons de quartiers, foyers d’hébergement, … autant de lieux du vivre-ensemble mis en péril par le confinement généralisé de la population. Les professionnels qui y travaillent s’engagent aujourd’hui en faveur des personnes en situation de vulnérabilité. Formés aux pratiques de l’éducation populaire, ces animateurs socio-culturels suivent des parcours diplômant qui les sensibilisent aux thématiques sociétales actuelles.

Le GRETA M2S, organisme de formation des adultes de l’éducation nationale, a tenu à associer Fumigène à ses équipes. Sous la coordination de Yazid Sayoud, responsable de formation et militant, notre magazine participe donc depuis plusieurs mois aux parcours de ces stagiaires. 

Autour d’un projet collectif d’envergure, nous avons mené des ateliers d’éducation populaire aux médias. Objectif : Partager nos expériences et compétences avec ces futur.e.s responsables de structures pour les aider à faire face aux enjeux de l’information et accompagner les publics qu’ils côtoient. 

Tout au long de la semaine, Kader, Aminata, Estelle, Victoria, Greg, … et les autres partageront avec vous leurs récits du confinement. Un énorme big up à ces engagé.e.s de la première ligne qui consacrent leurs quotidiens aux habitants et habitantes des quartiers populaires ! »

Il est midi et on est le 5ème jour de la semaine, c’est aussi le 18ème jour du confinement. Je suis dans le jardin familial d’une petite commune du sud de l’Oise, située entre Paris et Beauvais. Il fait beau aujourd’hui, je profite d’un peu de répit dans mon télétravail pour enfin prendre l’air. J’ai compté : en 18 jours de « distanciation sociale », je ne suis sortie qu’une seule fois. Ce constat me laisse pantoise. Bon, il est vrai que dès que j’en ressens le besoin, j’ai la chance de pouvoir sortir dans le jardin, souffler un peu, respirer l’air qui s’empresse de remplir mes poumons, comme aujourd’hui… Pourtant, ici et maintenant, quelque chose détonne avec l’environnement paisible et refuge du jardin de mon enfance. Cette « construction », haute, bétonnée, je la connais. Elle a toujours été dans le paysage, à vrai dire, aussi loin que je puisse m’en rappeler. C’est le château d’eau, le « symbole » du quartier où j’habite. Petite, c’était même plutôt la classe. Je n’avais pas besoin d’entrer dans d’interminables discussions pour expliquer à mes camarades où j’habitais car c’était simplement « au château ». C’est ça, j’habitais à côté d’un château rempli d’eau. Il ne présentait pas bien mais c’était un château quand même. 

Aujourd’hui, néanmoins, alors que j’essaie toujours de trouver un peu de calme et de sérénité, de faire le point sur ce que je ressens, mon regard se pose inlassablement sur l’imposante tour. Sa seule vue suffit à me déranger. A cet instant, les oiseaux chantent tout autour de moi, je ne les vois pas mais je peux les entendre, ils sont nombreux ; les arbres sont en fleurs. Je suis inondée de toutes ces couleurs vives et chatoyantes : du jaune, du violet, du vert qui me remplissent de joie, de gratitude envers cette nature qui célèbre la vie partout, dans chaque détail, chaque être, chaque plante, dans le soleil qui me tape dans le cou et dans le vent, plus clément, qui soulage, qui entraîne, … qui m’incite à rester quelques minutes de plus à contempler cette danse… Pourtant, mon regard ne se détache pas de la tour, avec ses différentes nuances de gris… je pense « Que fais-tu ici, toi ? » « Pourquoi es-tu là ? » « Qu’as-tu dû détruire pour s’ériger devant moi ? »

Mon regard se pose sur d’autres constructions, d’autres « objets » qui se dressent un peu partout. Ce sont nos maisons, nos grilles, nos voitures, nos tables, nos poubelles, nos écrans de télévision. Tous ces objets composent le monde que nous connaissons, dans lequel nous habitons et nous nous mouvons. 

Les paroles de l’écoféministe américaine Starhawk, dans son livre Rêver l’Obscur, entamé il y a quelques jours, raisonnent encore en moi. Elle confie, en contemplant la pièce qu’elle a choisie pour écrire : « La pièce dans laquelle je suis assise par exemple, avec ses murs solides et ses fondations en béton, est un produit de toutes les hypothèses implicites de notre culture sur notre mode de vie. C’est stable, solide, rempli de mobilier lourd ; résultat d’une vision du monde dans laquelle les choses sont ainsi faites. C’est différent d’une habitation dogon en Afrique, où tout espace a un sens rituel, symbolique, en tant que part d’un corps humain mythique, et différent d’un tipi des Indiens des plaines bâti pour être transporté comme élément des cycles de migration. Cette pièce est un objet dans un monde d’objets séparés et isolés. L’habitat dogon et le tipi sont des ensembles de relations dans un monde de processus entretissés. »

Qu’est-ce que nos constructions disent de nos sociétés, de nos cultures, de notre façon d’appréhender le monde ? 

Elles me disent, personnellement, que les Hommes, tels que je les connais, ceux avec qui j’ai grandi et évolué tout au long de ma vie, ces Hommes ont mis un point d’honneur, siècle après siècle, année après année, à contrôler le monde qui les a créés, bercés, abrités. Ils n’ont eu de cesse de le coloniser, de le piller, de l’assujettir à ses activités, aussi destructrices soient elles. Nous avons emprisonné le vivant – à l’image de toute cette eau qui reste stockée dans mon château -, nous l’avons rasé, nous nous le sommes approprié comme si la Terre toute entière nous appartenait et qu’il était donc à nous de décider de son sort. Nous nous sommes engagés sur le chemin d’une conquête effrénée, portés par la culture du plus, plus loin, plus haut, plus fort, plus de confort, plus d’or, plus plus plus… 

En plus de nous mettre à distance de ce monde, de nous déconnecter de celui-ci et des autres espèces qui le composent – qui elles-aussi doivent nous servir -, nous nous sommes déconnectés les uns des autres et de surcroît déconnectés de nous-mêmes. 

La crise que nous traversons actuellement rend visible ce constat. Nous sommes déconnectés du monde et , pour une durée indéterminée, nous sommes forcés de le rester. Tragédie sanitaire contemporaine? Piqûre de rappel ? Malédiction ? Ou peut-être encore le cri de la dernière chance,  l’ultime chance de nous réveiller, d’enfin assumer nos actes et de prendre les choses en main, de tendre la main  ; de nous reconnecter à ce que le système capitaliste, symbole de toutes les dominations et de la mort en définitive, a fini par nous déposséder : de notre humanité, notre liberté, notre soif de vivre. 

Je continue de faire ce rêve, un rêve collectif que des générations de personnes avant moi ont porté elles-aussi et qui m’a été transmis, un rêve qui résonne intensément dans le contexte actuel, que je souhaite partager avec chacun et chacune d’entre vous aujourd’hui. C’est le rêve d’une transformation profonde et revitalisante, d’un monde où le vivant, peu importe son espèce, son genre, sa couleur, redeviendrait sacré, où la poursuite de l’amour et du « lien » remplacerait celle du profit, puisque rien dans ce monde nouveau ne pourrait être possédé. Ce rêve, aujourd’hui utopique, pourrait devenir notre réalité, si seulement nous acceptons de voir clairement, de renoncer à un système qui ne marche pas et nous annihile, de choisir de changer. Starhawk disait : « Les forces de destruction semblent grandes mais contre elles nous avons le pouvoir de choisir, notre volonté humaine et notre imagination, notre courage, notre passion, notre impatience d’agir et d’aimer. […] Si nous pouvons être blessés, nous pouvons soigner ; si chacun de nous peut être détruit, en nous il y a le pouvoir du renouveau. Et il est encore temps de choisir ce pouvoir-là. »

Aïe ! Je suis cruellement ramenée à la réalité, au confinement, au jardin, au château. Mon carnet de notes est à terre, l’appareil photo a bien failli suivre lui-aussi. Quelques secondes plus tôt, ma chienne de 7 mois m’avait choisie pour cible avant d’effectuer son vol plané. Dans le mille ! Je n’ai rien vu venir et je suis désormais KO. Mais bel et bien vivante. Je me relève, je prends le jouet en forme de girafe qui est à mes pieds et je cours vers elle. Je célèbre, je ne m’arrête pas. 

 

 


Par Estelle D.C.

Vendredi 3 avril 2020, 12h30 – Petite ville de l’Oise, dans les Hauts-de-France