Lyrics : Abdoul Salam Bello

Lorsqu’on s’interroge sur le racisme systémique et les discriminations, on l’envisage rarement sous l’angle des conséquences économiques. Et pourtant les effets sur les individus et à l’échelle d’un pays sont bien réels. C’est ce que nous démontre Abdoul Salam Bello, chercheur dans cette tribune sur les impacts économiques du racisme aux États-Unis.

Dans Chronique d’un pays natal, paru en 1973, James Baldwin écrivait : « Ceux qui refusent de regarder la réalité appellent leur propre destruction. Tout simplement. »

Dans ces chroniques, Baldwin décrivait la constante menace d’explosion qui pèse sur les États-Unis. Quarante-cinq ans plus tard, l’Amérique ne se regarde toujours pas en face, rongée de l’intérieur par un virus bien pire que le COVID 19 : le virus du racisme qui détruit le pays en son sein.

« Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur », proclamait la Déclaration d’Indépendance du 4 juillet 1776. Rien sur l’esclavage. Il ne fallait pas déplaire au Sud et au sacro-saint droit de propriété sur les « nègres ». L’enfer était sur terre pour un grand nombre d’hommes et de femmes qui n’étaient toujours pas considérés comme égaux aux Blancs mais soumis, torturés et marchandés.

« Au début de la guerre de Sécession, (1861-1865, ndr) nos corps valaient 4 milliards de dollars, plus que toute l’industrie américaine (…) et l’excellent produit créé par nos corps volés – le coton – était la principale ressource d’exportation de l’Amérique », écrit Ta-Nehisi Coates dans son livre Une Colère noire – Lettre à mon fils (éditions Autrement, 2015).

Au lendemain de la fin de l’esclavage, les États du Sud votèrent une série de lois et de règlements qui institutionnalisèrent le racisme (lois Jim Crow). Ces lois furent en vigueur pendant près d’un siècle. Ces lois empêchèrent les Noirs de fréquenter les mêmes commerces, établissements et écoles que les Blancs. Elles empêchèrent également les Noirs d’avoir accès à la propriété immobilière.

Les fermiers noirs nouvellement émancipés furent contraints par la violence, la nécessité ou la tromperie à signer des contrats abusifs les obligeant à travailler la terre pour une part de la récolte dans des conditions qui maintenaient le contrôle exercé par les planteurs et les surveillants blancs avant la guerre civile. Les agriculteurs noirs furent obligés de contracter des prêts à taux d’intérêt élevé pour acheter des produits de première nécessité à des prix exorbitants et ne furent autorisés à cultiver que la culture de rente choisie. Les familles ne furent généralement pas en mesure de rembourser la dette de la saison, reportée à l’année suivante, piégeant les familles de métayers dans un cycle de dette inéluctable.

Cruelle ironie. En 1865, le général nordiste Sherman promit de léguer des terrains de 40 acres aux esclaves affranchis ainsi qu’une mule (40 Acres & a Mule). Ces promesses faites sous la présidence d’Abraham Lincoln furent révoquées par son successeur le président Andrew Johnson. Le cinéaste Spike Lee donnera à sa société de production le nom de cette promesse non tenue.

Sur la violence, rappelons qu’en 2019, 24 % de l’ensemble des personnes tuées par la police étaient des Noirs alors qu’ils représentent 13 % de la population américaine. Au-delà de la violence physique, il faut ajouter la violence sociale et économique.

Une de ces violences est illustrée par le massacre de Tulsa qui eut lieu les 31 mai et 1er juin 1921, quand les foules de Blancs attaquèrent les résidents noirs et les entreprises de Greenwood, dans l’État de l’Oklahoma. La prospérité de ce quartier noir lui valut le nom de Black Wall Street… et bien des jalousies. Le quartier de Greenwood fut rasé par les incendies. Une centaine d’entreprises, plus d’un millier de maisons, plusieurs églises, une école et le seul hôpital qui accueillaient des Noirs furent réduits en cendres. Ces violences poussèrent plus de 10 000 personnes à la rue et firent des dégâts estimés à plus de 2 millions de dollars (soit l’équivalent de 32 millions de dollars en 2020). Black Wall Street ne fut pas dédommagé. L’histoire de cette tragédie sera effacée de la mémoire collective pendant plusieurs décennies.

Faut-il encore rappeler que la communauté noire est aussi celle qui est la plus exposée à la pauvreté ?

« Il est difficile de faire comprendre quelque chose à un homme lorsque son salaire dépend précisément du fait qu’il ne la comprenne pas », disait l’écrivain américain Upton Sinclair. Or, le règlement de la question raciale est également une question économique. Selon les hypothèses du rapport McKinsey publié en 2019, si l’écart de richesse raciale était comblé, le PIB du pays pourrait augmenter de 4 à 6 % d’ici 2028 et se traduire par une augmentation du PIB par habitant de 2 900 à 4 300 dollars.

Cette étude nous amène à prendre conscience du problème comme de l’enjeu et nous offre peut-être aussi la solution : construire une économie pensée et calibrée pour permettre à ces inégalités de s’effacer, favorisant par la même occasion un basculement vertueux pour l’économie et la société dans son ensemble. Il y a urgence à réduire l’écart de richesse entre Noirs et Blancs.

D’après le think tank Economic Policy Institute, le revenu moyen des ménages blancs était de 70 642 dollars en 2018 contre 41 692 pour les ménages noirs. En février, avant la pandémie, le taux de chômage était de 5,8 % pour les personnes noires contre 3,1 % pour les personnes blanches. 

Rabâcher l’information selon laquelle les inégalités créent un impact désastreux sur l’économie permettra peut-être de mettre un terme au laisser-faire, comme l’illustrent ces chiffres :

les Afro-Américains ont 2,5 fois plus de risque que les Blancs d’être tués par la police ;

5 600 expériences de racisme en deux semaines pour 101 adolescents Afro-Américains (source : New York Times) ;

un taux de 30 Afro-Américains tués par la police pour un million d’Afro-Américains ;

seuls trois Afro-Américains à la tête des 500 plus grosses sociétés américaines ;

le revenu moyen des Afro-Américains presque deux fois moins élevé que celui des Blancs américains ;

1501 Afro-Américains emprisonnés pour 100 000 Afro-Américains adultes en 2018 ;

81% des Afro-Américains considèrent que le racisme est un problème majeur aux États-Unis.

En 2012, lors de la cérémonie de remise des diplômes de l’université Columbia, le président Barack Obama disait aux étudiants : « Battez-vous pour votre siège à table. Mieux encore, battez-vous pour une place en tête de table.

Comme le disait Alfred Tennyson dans son poème Ulysses : « Venez, mes amis, il n’est pas trop tard pour chercher un monde nouveau ». Le changement est une responsabilité collective. Au-delà du mouvement Black Lives Matters, nous voyons également une nouvelle génération de personnalités politiques telles que Alexandria Ocasio-Cortez ou Ilhan Omar qui œuvrent pour plus d’inclusion sociale.

Le texte de 1776 sera célébré le 4 juillet prochain.

L’occasion de proposer une nouvelle manière de penser le collectif et de le préparer au changement. Comment ? En France, dès 1960, le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) organisa un colloque sur le thème « Comment enseigner la fraternité ? », où il y fut rappelé « la nécessité de prémunir l’enfant avant son entrée dans la vie sociale contre un ‘virus’ (le racisme) qu’il rencontrera fatalement (…) il en sera contaminé sans s’en défendre » .

Soixante ans plus tard, la France « commence » à soutenir des actions de sensibilisation autour de cela. Parmi ces initiatives, la Fondation SEVE (Savoir Être et Vivre Ensemble) qui contribue, dans les écoles, au développement de la pensée réflexive chez les enfants, leur permettant de devenir des citoyens conscients, actifs et éclairés, d’acquérir les bases de la communication sans violence, de la confiance en soi et en l’autre, des relations saines pour construire ensemble et sortir des relations habituelles de compétition ou de domination. 

Les résultats positifs de ce type d’initiatives ont été mesurés, et pourraient créer les conditions d’un monde nouveau dans lequel l’esprit de nos enfants serait protégé du virus le plus dangereux qui soit, celui de la haine et de la peur de l’autre et, par la même occasion, créer, comme nous l’avons vu, une économie plus vertueuse.

Ainsi, la solution principale à la problématique des inégalités serait de considérer comme fondamentale la question de la constitution du corps social : comment la société doit-elle prendre corps ? Cette question reformule à la fois le problème de l’intégration sociale et celui de l’articulation entre les niveaux micro et macroéconomiques.

Le contrat social n’est pas le même pour une famille noire que pour une famille blanche. Les institutions bancaires, prouve le rapport McKinsey, accorde moins de confiance aux premiers ménages. Dans ce rapport de 2019, McKinsey & Company établissait que « outre son impact négatif évident sur le développement humain des individus et des communautés noires, l’écart de richesse racial limite également l’économie américaine dans son ensemble (…) cela coûterait aux USA entre 1000 et 1500 milliards de dollars ».

Toujours selon McKinsey, le patrimoine familial médian américain est passé de 83 000 $ en 1992 à 97 000 $ en 2016 (en dollars de 2016). Or au cours de la même période, l’écart de richesse raciale entre les familles noires et blanches est passé d’environ 100 000 $ en 1992 à 154 000 $ en 2016, en partie parce que les familles blanches ont gagné beaucoup plus de richesse (la médiane augmentant de 54 000 $), tandis que la richesse médiane des familles noires est restée stagnante au cours de la même période. Aussi, en 2016, la famille blanche médiane avait plus de dix fois la richesse de la famille noire médiane en 2016.

Il est grand temps que cela change et de créer une vraie égalité sur le plan économique.

Ce changement doit être organisé et doit fonder nos nations qui, lorsqu’elles se rendront compte de l’intérêt économique majeur à travailler autour de cette question des inégalités, prendront peut-être à bras le corps « social » la résolution de ce « problème ». « Trouver la carotte » qui déclenchera les bons leviers d’action est indispensable. Cette « carotte » pourrait être aujourd’hui déterminée par ce « manque à gagner » créé par les inégalités et le racisme en général.

Je souhaite que l’on réfléchisse à cette question, pour le bien de tous. Signal positif, les récentes manifestations contre le racisme aux États-Unis ont vu une très grande et très forte mobilisation de la population blanche et, principalement, de sa jeunesse, ce qui augure certainement un changement à venir.

À PROPOS DE L’AUTEUR
Abdoul Salam Bello est né en Arabie saoudite le 19 avril 1977 de parents diplomates nigériens.
Diplômé d’Harvard et d’HEC Paris, il est actuellement chef de projet principal pour le Sahel à la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification (UNCCD).
Il est également chercheur à l’Atlantic Council à Washington depuis 2015.
Abdoul Salam Bello publie régulièrement des articles et des tribunes dans la presse internationale au sujet du financement du développement et de l’analyse des mécanismes institutionnels internationaux.
Il est lui-même l’auteur de deux ouvrages publiés aux éditions de L’Harmattan : Les États-Unis et l’Afrique : de l’esclavage à Barack Obama (2019) et La régionalisation en Afrique : essai sur un processus d’intégration et de développement (2017).