Khaled Miloudi a 60 ans. Actuellement en semi-liberté entre le dedans de la prison de la Santé et le dehors du monde d’après, il termine une « longue peine » pour une série de braquages dans un passé lointain. En prison, son goût pour les mots l’a sauvé. Nombre de ses textes ont été présentés et publiés. Récompensé par le prix Blaise Cendrars en 2016, il prépare aujourd’hui sa sortie prochaine, en finalisant notamment un recueil de ses écrits poétiques.

Khaled a décidé de se raconter, de laisser libre court à sa plume dans une chronique hebdomadaire. 

En 1965 nous quittions mes parents, mes deux grands frères, ma petite soeur et moi le pays qui nous avait vu naître pour la France.

Nous arrivions pour un âpre séjour de deux mois dans un camp d’internement de la seconde guerre mondiale, que les allemands utilisaient pour regrouper des juifs et des tsiganes avant leur départ pour les camps de la mort.

« A Auschwitz, on exterminait des enfants qui aimaient caresser des troupeaux de nuages »

Louise Dupré

C’était des baraquements en tôles ondulées où nous dormions à même le sol.

Je me souviens du lavoir où ma mère, ainsi que les autres femmes, lavaient leur linge à l’aide d’un battoir en bois. A l’école, j’ai retrouvé en lisant l’assommoir d’Emile Zola, les ambiances de lavoir de mon enfance, les gestes précis et rapides de ma mère en Gervaise, les odeurs de savon et de lavande et les acrobaties que j’exécutais pour essayer de plonger dans le grand bac sous le regard complice et attendri de ma mère. 

Ensuite elle allait étendre son linge sur de longs fils métallique. Les fréquentes bourrasques de vent sur ce haut plateau lui rendaient la tâche ardue. Je l’aidais à ramasser le linge qui s’éparpillait et profitait des rafales qui me cinglaient le visage, me faisaient tituber et parfois presque m’envoler. J’aimais aussi la pluie et les flaques d’eau dans lesquelles je pataugeais allègrement, les senteurs d’humus et de sous-bois qu’elles véhiculaient et cette sensation de fraicheur que je découvrais sur ma peau.

Après ces deux mois dans ce lieu sinistre et obscur de l’histoire des hommes, nous sommes partis pour le Gers où mon petit frère naîtra. Nous y occupions un minuscule appartement, entassés à huit. Les petits boulots que mon père dénichaient n’étaient que temporaires.

Je garde un bon souvenir de l’artiste sculpteur qui tenait un atelier étroit au bout de notre rue. C’était le sosie du sergent Garcia dans Zorro, à la différence près que sa moustache était plus fournie et lui mangeait le visage. A chacun de nos passages devant l’atelier, il se précipitait derrière la baie vitrée pour nous congratuler de ses plus belles grimaces! 

Les rares moments de rire étaient les bienvenus. A la maison le rire était encadré, l’humour proscrit et puis d’ailleurs, l’ambiance qui y régnait ne prêtait pas à la franche rigolade. Mon père usait de violence sur ma mère que l’on voyait trop souvent courir, terrorisée, à travers l’appartement pour échapper à sa fureur aussi soudaine que récurrente. Lorsqu’il lui arrivait de venir trouver refuge dans notre chambre, mes grands frères se cachaient, tétanisés, sous les lits superposés. Moi, je faisais front entre elle et mon père, bras écartés en le suppliant d’arrêter, offrant mon visage à ses poings. J’étais éjecté d’une simple pichenette avant d’être battu à mon tour pour la témérité dont j’avais fait preuve. C’était réellement horrible à vivre de l’intérieur de moi même. 

« Et là où l’amour n’existe pas la raison aussi est absente »

Fyodor Dostoevsky

Une relation de confiance se créa avec le sergent Garcia, qui se prénommait Raphaël. 

C’était un immigré espagnol dont les parents avaient fuit le régime totalitaire et sanguin de Franco. Il m’offrait des bonbons, du caramel, du chocolat, denrées rares au quotidien, et suscitait ma curiosité en me faisant découvrir ses sculptures, ses poteries, ses céramiques qui trônaient pêle-mêle sur des tréteaux en bois.  Il avait par miracle réussi à obtenir l’aval de mon père, pour m’initier à l’art et à ranger l’atelier le samedi après-midi. Je balbutiais quelques mots de français mais nous communiquions le plus souvent par des gestes. Les siens étaient toujours justes et précis, souvent accompagnés de mimiques universelles. Plus tard, les films de Charlot me paraîtront, grâce à lui, plus familier. Le samedi, à la fermeture de l’atelier, les bras chargés de mes piètres oeuvres je rentrais les offrir à ma mère. 

Derrière le massif épineux qui jouxtait notre appartement, se trouvait un château cerné d’une grande muraille que nous escaladions, Coco et moi, pour aller chaparder des cerises, des bigarreaux dont ma mère raffolait, d’un rouge vif, juteuses, presque dégoulinantes. Agapes que nous disputions aux guêpes et aux frelons déjà sur le coup dont les bourdonnements et surtout les piqûres finissaient toujours pas nous faire battre en retraite. Je cueillais aussi du lilas blanc et bleu ainsi que des jonquilles qui pullulaient pour en faire un gros bouquet coloré et parfumé, que je lui tendais tendrement.

Le massif épineux fut mon premier zoo à ciel ouvert, j’y découvrais toutes sortes d’insectes, rampants, volants, que je capturais à l’aide d’un bocal que je cachais sous mon lit. Les lucioles étaient mes préférées, j’étais fasciné par les couleurs fluorescentes qui clignotaient la nuit tombée. Mais grands frères, avec qui j’occupais ma chambre, s’en débarrassaient à peine avais-je tourné les talons. Mais c’était sans compter sur ma détermination d’entomologiste dans l’âme ! Et je revenais à la charge, avec toutes sortes de bestioles et des orvets dont mes frères avaient une peur bleue !

A l’heure de la sieste nous en profitions pour courir à perdre haleine vers le fleuve, une chambre à air sous le bras, pour nous y baigner. La baignade était interdite à cause du fort courant, mais c’est une épidémie de choléra qui mettra un terme à nos baignades.

C’était ma première rentrée scolaire en France, tout était nouveau pour moi, la langue bien sûr, mais aussi les jeux, la nourriture, l’apprentissage. Quelques semaines après celle-ci, un jour, en revenant de l’école, j’ai aperçu un grand camion de déménagement de la société Calberson qui stationnait devant l’entrée de notre immeuble. Malheureusement, ses grosses lettres de couleur rouge sérigraphiées sur toute la caisse du camion, deviendront communes. 

J’aurais souvent l’occasion de voir nos meubles et nos affaires s’y engouffrer précipitamment et en sortir ailleurs…


Photo : Maxwell Aurelien James