Lyrics Eros Sana – Photo Marvel 

Black Panther est un film majeur, unique pour les communautés noires. C’est vrai pour les USA, mais aussi ailleurs dans les mondes noirs, en Afrique, en Europe… Un homme, Frederik Joseph, a lancé une campagne de crowdfunding pour que des enfants noirs et racisés de Harlem puissent aller voir ce film. Il n’espérait pas récolter plus de  10.000 dollars ; il a finalement récolté 45.000 dollars : lui-même n’y croyait pas! Pour Frederik, il était indispensable que de jeunes étudiants, « majoritairement de couleur », puissent voir un tel personnage et un tel univers de comic prendre vie. « Cette représentation est vraiment essentielle pour ces jeunes, surtout qu’ils sont souvent ceux qui sont défavorisés, discriminés et marginalisés, aux USA, comme dans le monde ». Il n’est pas le seul à le penser. Des initiatives similaires d’achats de places de cinéma se sont multipliées aux USA – notamment avec Snoop Dogg à Los Angeles – mais aussi au Canada, en Angleterre, en Allemagne, en Afrique du Sud…

Pour des milliers de femmes et d’hommes noirs, le film de Ryan Coogler est le film qui était attendu. Pourquoi? Pourquoi, ce qui pourrait ne paraître qu’un énième film de super-héros, qu’un énième blockbuster hollywoodien, a en définitive pu à ce point drainer autant de ferveur que — de Johannesburg à Sarcelles, en passant par Harlem et Atlanta, les geeks, les afro-féministes, les panafricanistes, les « intellectuels » ou les fans hardcore— et inonder les réseaux sociaux de leur passion, de leur impatience et de leur espérance ?

Pourquoi ? Parce que Black Panther est, déjà, plus qu’un film. Ou plutôt parce que « Black Panther » est un film qui est à la croisée des chemins des questions d’identité et des revendications noires.

Plus qu’un super-héros en slip qui vole, un souverain africain libre de l’influence occidentale

Dans la cosmogonie des super-héros, Black Panther (héros éponyme) n’est pas n’importe quel héros. Il n’a pas obtenu ses pouvoirs suite à une expérience radioactive échouée. Plus qu’un super-héros en slip qui vole, Black Panther, T’Challa, est le souverain d’un pays africain qui, à l’instar de l’Éthiopie, n’a jamais été colonisé par l’homme blanc, à la fois pays richissime et la nation la plus avancée de tous les pays de la planète : le Wakanda. Plus encore, le Wakanda, héritier direct de la civilisation des Pharaons, est libre de toute influence occidentale. Il vit en autarcie : ni son roi ni ses habitants ne doivent quoi que ce soit aux Occidentaux. Pour nombre de femmes et d’hommes noirs dans le monde, ce type de représentation est synonyme de fierté et fait écho à la promesse d’Africaines et d’Africains forts, qui ne se plient pas, ne s’excusent pas, ne flanchent pas. Dans Captain America : Civic War — film de 2016 qui introduit le personnage de Black Panther sur grand écran et aux yeux du grand public — il y a une scène, certes courte, qui, pourtant, illustre parfaitement cet état de fait. Florence Kasumba, qui joue le rôle d’une Dora Milaje, une membre de la garde royale du Wakanda, dit à Black Widow, personnage majeur des Avengers : « Move or you will be moved » (« Bouge ou tu seras bougée »). Voilà une femme noire, une femme puissante, qui dit cash, fermement et calmement, ce qu’elle pense et ce qu’elle va faire. Elle affirme qu’elle est « unapolegitically black » : elle ne s’excuse pas d’être noire.

C’est cette vision d’une négritude qui a conquis tant de noir-e-s dans le monde. Qu’il s’agisse d’intellectuels prestigieux comme Ta Nehisi Coates, auteur des arcs de Black Panther les plus intéressants en bande dessiné ; ou qu’il s’agisse d’acteurs africains talentueux, comme le Sud-Africain John Kani, qui joue T’Chaka, le père de T’Challa, parlant l’une des langues parlées par les Wakandais soient le xhosa, la langue de Nelson Mandela.

L’attente quant au film Black Panther est globale et elle remonte à loin, aux sources mêmes du personnage.

Un super-héros né en plein mouvement des droits civiques

Le personnage de Black Panther est créé en 1966. Cette année n’est pas une année comme une autre. En dépit de leur puissance militaire, les USA s’embourbent toujours plus profondément dans la guerre du Vietnam. Les cercueils de soldats américains reviennent par centaines. Les campus, rues et places du pays tout entier sont de plus en plus remplis de personnes qui s’opposent à la guerre. Les communautés noires des Etats-Unis sont sur tous les fronts. Une grande partie du contingent US au Vietnam est composée de jeunes hommes noirs issus de quartiers pauvres à qui on a présenté les Viêt-Congs comme l’ennemi à exterminer, et la conscription comme un moyen d’ascension sociale au risque — valable — de se faire tuer. Ceux qui reviennent vivants réalisent que leur situation sociale n’a pas changé, ni encore moins leurs droits civiques. Ces « vétérans », et tout une génération de femmes et d’hommes noirs  en viennent à refuser l’ordre établi et à protester de toutes leurs forces. Ils rejoignent ainsi les traces d’un mouvement pour l’affirmation noire et les droits civiques. Le mouvement est représenté par des personnalités telles que celles de Martin Luther King Jr, Fannie Lou Hammer. A Oakland, nait un mouvement qui s’inspire de plusieurs courants, dont le marxisme, le panafricanisme ainsi que des thèses de Malcolm X, assassiné en 1965. Ce mouvement, c’est le… Black Panther Party ! Ce jeune mouvement contribue à la lutte pour les droits civiques, à l’instar de ses inspirateurs. Pourtant il vise à les dépasser, pour atteindre la— réelle, effective— libération noire. A la différence du NAACP, jugé trop timoré, les hommes et femmes qui s’en proclament ne reculent devant rien pour assurer la dignité des noir-e-s des USA, créant, entre autres, un programme de petits déjeuners et d’ateliers ; et pour assurer leur survie, prônant le droit à l’auto-défense.

Tous les noirs des USA ne partagent pas ce projet, mais tous sont désormais sensibles à l’affirmation d’une identité noire, une fierté d’être noir. En 1968, James Brown chante : « Say it loud! I’m black and I’m proud », qui devient l’hymne d’une génération. A côté de cette fierté, il y a chez les afro-américains une volonté de retour aux sources, de retour vers l’Afrique. En plus des coupes afro, des centaines de noirs donnent des prénoms africains ou supposés tels à leur(s) enfant(s), quand ils ne se rebaptisent pas eux-mêmes. Cette revendication noire a des conséquences jusqu’au mouvement de consommation. Une « black middle class » est en train d’émerger, consciente du poids politique de son pouvoir d’achat. A l’instar de la classe moyenne blanche américaine, elle veut consommer, mais elle veut aussi consommer noir. Elle fait donc attention à ce qu’on lui propose, à qui lui propose quoi. Ce mouvement a même des répercussions dans la célébration et la consommation des fêtes de fin d’année : pour célébrer noir, pour consommer noir, la fête « kwanza », d’inspiration africaine, est créée en 1966, comme alternative aux fêtes de thanksgiving et de Noël.

Au même moment, des bribes d’afro-futurisme, ce courant artistique et littéraire qui place l’Afrique et les noir-e-s au centre d’un discours autour du progrès et de l’avenir, s’expriment. Ainsi, la fabuleuse auteure de science-fiction noire, Octavia E. Butler, entame son œuvre littéraire, alors que la musique jazz afro-futuriste du jazzman Sun ra commence à influencer plusieurs générations d’artistes et d’intellectuel-le-s noir-e-s américain-e-s.

Cette explosion des revendications noires ne laisse pas indifférents les vendeurs de produits culturels, au premier rang desquels se trouve Marvel, la maison d’édition qui fait acheter et lire aux kids américains les histoires de Spider-man, des 4 Fantastiques et autres Iron-Man, tous super-héros blancs. Pour s’assurer que les ados noirs continueront à dépenser une partie de leur argent de poche chez eux, Jack Kirby crée, cette fameuse année de 1966, le personnage de Black Panther. Premier super-héros noir, qui n’est ni un « side-kick » (une sorte de faire-valoir du héros principal blanc) ni un super-vilain. Juste un super-héros. Et quel super-héros!? En plus de devenir très vite l’un des principaux membres de l’équipe des plus « puissants héros de la terre » (« Earth mightiest heroes »), T’Challa, homme doté de capacités athlétiques et intellectuelles hors du commun, est, avant tout, le souverain du Wakanda. T’Challa, pour les noir-e-s d’Amérique qui sortaient des années Jim Crowe, comme pour celles et ceux des années Black Lives Matter, ne doit rien – ou très peu – aux blancs et à leur civilisation. T’Challa est « unapolegitically black ».

Ouvrir la voie

Black Panther, sur papier, puis sur grand écran en 2016 dans Captain America – Civil War , a démontré à Marvel et à Hollywood qu’un héros noir pouvait être populaire et vendeur, tant auprès des noir-e-s qu’auprès de personnes d’autres communautés. Black Panther a donc ouvert la voie aux autres super-héros noirs. A Luke Cage, tout d’abord, créé en 1972, en pleine période Blaxploitation, avec Shaft et de Sweet Sweetback’s Baadasssss Song. Luke Cage commence par faire mieux que Black Panther a ses propres débuts : il a sa propre série sur papier. Luke Cage n’est pas un roi, n’est pas africain. Il a grandi dans le « project » (le quartier), comme la plupart des noirs des grandes villes. Comme eux, il a été injustement condamné par le système judiciaire US. Et comme beaucoup de super-héros, il acquiert ses pouvoirs suite à une expérimentation. Dans les années 70 et 80, qui pulsent au son du disco et de la funk, avec sa coupe afro, ses gros bracelets, son jean et sa chaîne, Luke Cage est le symbole de virilité noire pour de nombreux jeunes. En 2016, Luke Cage a sa propre série sur Netflix. Enfant de son temps, il a perdu sa coupe afro au profit d’un crâne bien rasé et use de ses poings dans le quartier sous le son de musique rap.

En 1973, Marvel donne naissance à un autre super-héros noir : Blade. Vampire ne craignant pas la lumière du jour et se nourrissant de substituts de sang, il chasse les —autres— vampires, ceux qui s’en prennent aux humains. Blade n’aura jamais un énorme succès sur papier. Pourtant, il représente un moment majeur pour les super-héros au cinéma en général, et les super-héros noirs en particulier. En 1998, effet, quatre ans avant le film Spider-man de Sam Raimi, qui est considéré par les analystes comme étant le film qui (re)lance les super-héros au cinéma, Blade et Blade II (sorti en 2002) explosent au box-office! Avec des budgets respectifs de 45 et 54 millions de dollars, ils rapportent 131 et 155 millions de dollars dans le monde. Démontrant ainsi depuis les Batman de Tim Burton, que des films de super-héros avec des histoires sérieuses pouvaient être bankable… Même avec un acteur noir en tête d’affiche! Et c’est l’excellent Wesley Snipes qui incarne le « Diurnambule » (« Daywalker »)… Le même Wesley Snipes qui, deux ans avant de réaliser le premier opus de la trilogie Blade, avait convaincu Marvel, alors en quasi-faillite, de porter à l’écran… Black Panther!  A bon entendeur… Ce film ne se fera jamais car, John Singleton, réalisateur de Boyz In The Hood, alors pressenti pour adapter sur grand écran les aventures du souverain du Wakanda, ne croit alors pas aux idées afro-centristes, à la différence de Snipes — un homme qui s’avère en avance sur son temps.

Black Panther et les autres super-héros noirs chez Marvel (Storm, Falcon, Misty Knight, la version Ultimates de Nick Fury etc.) ont aussi influencé la place des personnages noirs chez son principal concurrent, DC, la maison d’édition de Superman et autres Batman et Wonder Woman. Ce n’est qu’en 1977 que DC s’aligne sur Marvel avec la création du super-héros Black Lightning, un proviseur noir qui finit par combattre le crime avec ses pouvoirs lui permettant de générer et contrôler l’électricité.

L’âge d’or des super-héros noirs?

Black Lightning vient, au moment où nous écrivons, d’avoir sa propre série… et elle cartonne! Renforçant l’image de personnages noirs forts, complexes, variés et auxquels des jeunes dans le monde entier peuvent s’inspirer. Mieux : la série Black Lightning se rapproche d’une série qu’on pourrait qualifier d’intersectionnelle, car on y voit la première super-héroïne noire et lesbienne à la télévision. D’ailleurs, en matière d’intersectionnalité femme-lesbienne-noire, le monde des comics dépasse toute attente. Dans les comics, Iron-man n’est plus un homme blanc multimillionnaire nommé Tory Stark ; désormais c’est une jeune femme noire surdouée qui s’appelle Riri Williams. Après que Sam Wilson, Falcon, ait été Captain America, c’est une femme noire, Misty Knight, qui est le nouveau Captain America. Peter Parker n’est plus le seul à porter le masque de Spider-man. Désormais Miles Morales, jeune « black latino » porte également le costume bleu et rouge. Un film d’animation sur Miles Morales sortira d’ailleurs au cinéma à la fin de cette année.  

Sur grand écran ou dans les pages de comics, les enfants noir-e-s du monde peuvent désormais plus facilement s’identifier à un roi, à une reine, à un(e) proviseur, à une femme flic, à un cyborg ou à Spider-Man. On approche peut-être l’âge d’or pour les super-héros noirs. Mais restons vigilants, rien n’est acquis. Tout est instable… comme du vibranium wakandais ayant reçu trop d’énergie.