Lyrics Raphäl Yem – Photo Koria

Fumigène s’est infiltré dans les cuisines de l’Elysée. Nous ne vous dirons pas ce que mange le Président de la République. Parce qu’on s’en fout. Mais nous allons vous présenter Francis Ogé. Un talentueux cuisinier, qui fait partie de la brigade du Palais, qui ne s’est pas contenté de ne mettre de la couleur que dans les assiettes.

Le plan Vigipirates est renforcé depuis quelques jours. D’habitude, dans le coin, c’est déjà blindé d’agents dans le quartier. Aujourd’hui, les trottoirs sont bleus d’uniformes. Nous sommes aux abords du Palais de l’Elysée, notre Maison Blanche à nous. Et c’est un Noir que je viens y voir. Ne soyez pas surpris : il ne bosse pas à la sécurité, ne fait pas le ménage. Il n’est pas non plus Ministre, encore moins Président de la République (plus tard, qui sait), mais en qualité de membre de la Brigade du Chef Gomez, il leur prépare à manger : « Je cuisine pour le Président, tous les gens qui travaillent pour lui, et pour tous les évènements qui sont liés à cette Maison (dîners d’Etat, cocktails, déjeuners officiels et non officiels, etc.) » En soit, il n’est pas extraordinaire de voir un Noir en cuisine. Mais ici, nous sommes au sacro-saint Palais de l’Elysée, emblème de la République. Et y voir évoluer Francis Ogé est presqu’un symbole. Il le sous-entend quand on lui demande ce qu’il pense avoir apporté dans ces cuisines : « Un peu de couleur », dit-il tranquillement. Sa mère est du Togo, son père du Nigéria.

Il arrive en France à l’âge de 9 ans, dans le Val d’Oise, à Montigny-les-Cormeilles, « environnement calme. Une cité, mais rien de grave. » A l’école, il choisit lui même de se diriger vers la cuisine. A l’époque où les jeunes ont tendance à se moquer de la voie professionnelle en n’y voyant qu’une « voie de garage, même délire que la chaudronnerie », et que les cuisiniers ne sont pas encore les superstars qu’elles peuvent être aujourd’hui grâce aux émissions télévisées qui pètent les audiences. « Ce n’est pas un métier qu’on prend à la légère, il faut être conscient des sacrifices qu’il faut faire. On ne devient pas trader du jour au lendemain, c’est pareil dans la cuisine. Il y a plein de choses à assimiler, et surtout, il doit y avoir la passion ». Francis fera un BEP, suivi du BAC Pro. Et direction l’école hôtelière de Clichy. Puis une formation « Traiteur et Organisateur de réceptions » au sein de la célèbre école Ferrandi. « Et l’opportunité s’est présentée à moi d’arriver dans cette Maison ». Cette « Maison », avec une majuscule, c’est bien sûr celle des Présidents de la Vème République.

Il a 22 ans quand il est reçu la première fois ici : « Quelqu’un qui dirait qu’il ne prend pas la pression à ce moment là est un menteur ! Quand on m’a dit, tu as rendez-vous à l’Elysée, là tu te dis que c’est du sérieux ».

C’est Eric Robert, un de ses formateurs, qui le recommande il y a 9 ans à Guillaume Gomez, devenu depuis le Chef des cuisines de la Présidence. « On m’a donné ma chance, poursuit Francis. Le plus impressionnant dans ces cuisines, c’est le symbole que cela représente. La Maison en elle-même, que j’ai l’honneur de représenter : la Présidence de la République. Cela véhicule une image puissante, on sort du contexte cuisine. On est dans un milieu politique, et quoiqu’il se passe, quels que soient les évènements, même si on est en office et pas directement sur le front, on est les acteurs de quelque chose. »

D’ordinaire timide et mesuré – « Ici, j’ai appris à être discret. A ne pas beaucoup pas parler », il nous fait visiter son lieu de travail avec passion : le téléphone qui avertit de l’arrivée de François Hollande et de ses invités à table, ces casseroles en cuivre qui servent encore, depuis Louis Philippe, roi des Français entre 1830 et 1848. Et ses collègues de coups de feu : « Chacun a apporté quelque chose, qui m’a permis d’arriver à mon niveau d’aujourd’hui. Je suis le premier Noir de cette cuisine, et jamais mes collègues ne m’ont fait sentir différent. Mes fondations, c’est ici que je les acquises. C’est mon établissement de base, cette Maison me colle à la peau ». Sa mère est venu visiter une fois : « Les mamans africaines dissimulent souvent leurs émotions, mais je sais que ça l’a émue le fait de venir ici, il y a une certaine fierté je crois ». Il paraît loin le temps où il la regardait mitonner « des recettes traditionnelles d’Afrique de l’Ouest, des plats simples, rien de bien compliqué ». Le chef Gomez non plus, ne tarit pas d’éloge sur lui : « Francis a amené son dynamisme, sa fraicheur… C’est ce dont on a besoin ici, car il ne faut pas de routine dans le travail, surtout dans une maison atypique comme celle-ci, où on reste longtemps ». Le téléphone sonne une nouvelle fois : il faut « envoyer » pour les prestigieux invités en haut. « Il faut croire en ses rêves », conclut Francis en finissant de dresser le déjeuner. « Et ça reste un rêve pour certains d’accéder ici. Je ne dis pas qu’un jour, j’ai rêvé de venir ici, mais je continue de croire que je vais avancer le plus loin possible. Ne pas s’arrêter qu’à une image, une couleur de peau. Il faut dépasser les appréhensions. » Dans la situation actuelle du pays, voici des paroles qui nourrissent nos coeurs : marche ou rêve. « Et puis me voilà ici, comme quoi, parfois, notre destinée est écrite, sans qu’on le sache. »